4 janvier 2016. La nuit a été bonne et pourtant le voile de tristesse qui s’était abattu sur ma solitude ne s’est pas évaporé. Profitant de mon sommeil sans doute voyageur, il m’a lentement enveloppé, s’est dilué en moi, a serpenté dans mes veines et toutes les voies de mon corps. Je me réveille sans forces, en sombre solitude, sans quelque espoir vers lequel m’élever. Mes bronches oppressées peinent à s’ouvrir à la vie.
Et puis il me revient à l’esprit le jour de la semaine qui s’éveille : Nous sommes mardi ! Encore quelques dizaines de minutes et c’est Laura qui viendra m’apporter la pilule magique prescrite pour redresser mon âme déconfite. Laura est mon infirmière préférée. Elle a un doux sourire rieur et enchanteur et de jolis yeux bleus. C’est elle qui a accompagné mon arrivée, toute bienveillante et apaisante jusqu’à la porte de ma chambre à l’étage sus nommé « Les Magnolias », emprunté à celui d’une ruelle du quartier. Je reste sous le charme de sa beauté naturelle et sans fard, et de son éclatante gentillesse. Comme bien d’autres patients ici là, victimes parfois innocentes de paradis illusoires ou perdus.
C’est un prétexte, mais il me tient à cœur soudain de me faire élégant avant son arrivée. Façon de tenter de m’extirper de ma torpeur et de vaincre la néfaste et fantomatique emprise mélancolique. Rapidement, je range mes affaires à même le sol négligemment posées, borde mon lit et file sous la douche accompagné d’une musique rythmée. Cette détermination soudaine et porté par l’ivresse des nuages d’eau chaude, je pars en souvenirs passés de coureur à pied dévalant montagnes et vallées.
C’était à la fin août il y a un an et demi sur les hauteurs de Courmayeur, ville frontière italienne à quelques kilomètres de Chamonix par le tunnel du Mont-Blanc, séparés par ce grand majestueux au chapeau blanc si l’on décide d’enjamber en bottes de sept lieux ou plus modestement en cordée. Je ne suis pas montagnard et sujet de vertiges, j’avais décidé plus raisonnablement d’en faire le tour et, comme beaucoup d’autres adeptes, de partir à la quête du graal de tous les coureurs de montagne confirmés : l’épreuve au nom pompeux d’Ultra Trail du Mont-Blanc. Le départ avait été donné comme chaque année devant la place de l’église de la capitale des guides, la luxueuse ville de Chamonix. La musique de Vangelis et les hourras du public avaient offert à l’évènement une dramaturgie, faisant raisonner les cœurs des 2300 coureurs, la peur au ventre et les battements hauts, se croyant soudain d’authentiques héros. 2300 égos traversaient la grande rue en un long cortège humide et chamarré. Certains, pour quelque temps encore, avait la jambe légère et la foulée leste. C’était ma troisième participation. C’était à Chamonix que je l’avais rencontrée pour la première fois 5 ans auparavant, son regard doux et réservé ses longs cheveux frisés, son haut orange côtelé sur sa belle minceur et son jean ourlé un peu délavé. J’étais déjà charmé, et à l’aube d’un amour naissant. Celui d’une vie. L’amour de ma vie.
Le soleil était pourtant là ce midi d’été et le ciel d’azur à présent. La montée sur le chalet Bertone fut une marche forcée et je vis sans pouvoir m’accrocher les concurrents de toutes nationalités me dépasser, toujours bien équipés et aux tenues colorées. Mes pas était lourds et le planté des bâtons harassant. Mon sac était de plomb mais il pesait bien moins que mes pensées. La descente sur Courmayeur fut un soulagement après les décors si beau de l’autre versant du Mont-Blanc au-dessus du lac Combal, à la lumière du matin. Elle annonçait le ravitaillement et le vestiaire pour refaire recomposer le sac, soigner les pieds et faire un petit repas. La pause fut de courte durée. Rapidement ressorti du gymnase, les applaudissements des transalpins parvenaient avec peine à m’extirper un sourire peu vaillant, en guise de gratitude, moi d’habitude si enjoué. Mais la tête était résolument portée vers d’autres préoccupations. Cela faisant maintenant 20 heures que nous courrions, nous avions connu la pluie et le froid dans la nuit sur le col du Bonhomme puis de la Seyne sous quelques flocons, mais je ne pensais qu’à toi que je savais triste, en perdition, loin de ces montagnes que tu aimes tant, et alors que tu avais décidé soudainement de notre séparation. Mes nuits précédentes avaient aussi été de blanc vêtues et emplies de folles inquiétudes. Comment allais-tu ? Nous aurions dû venir tous les deux à Chamonix et c’était si dur et si vide sans toi. Passé Bertone le long chemin pour aller vers le refuge Bonatti offre de longues portions sans grand relief. Et pourtant c’est l’endroit où mes forces et ma vaillance me quittèrent. Je m’allongeais dans l’herbe et m’endormais. La course était finie pour moi.
Je me réveillais cinq, dix ou vingt minutes après. L’herbe qui constituait ma couche était belle et bien verte et le soleil radieux. Je repartais sur le sentier. Il fallait de toute façon rejoindre Arnuva à quelques heures de là, et personne ne viendrait me chercher à l’endroit de mon réveil. Chemin faisant, je repartais avec des ressources nouvelles et l’âme plus légère et plus décidée. Je retrouvais peu à peu les forces physiques et l’envie jusqu’alors noyées dans ma détresse, mes inquiétudes et mon chagrin. Je sentis un parfum de femme passer à côté de moi. Elle était grande et sa silhouette harmonieuse, sa chevelure cuivrée. Elle portait une jupe anthracite et un haut cintré rose et noir. Je décidais de m’accrocher à ces pas, séduit et amusé. Elle était mon prétexte pour mieux me relancer. Comme Laura ce matin.
« Et si j’arrivais finalement dans les délais à Arnuva ? » Me dis-je alors ? Nous arrivions à la courte mais dure montée qui mène au refuge Bonatti. Je cédais quelques mètres. Je repartais avant la longiligne et belle rousse sans avoir vu son visage. Le rythme était bon et régulier comme me le fit remarquer une japonaise au sourire discret et délicieux qui prit le fil de ma foulée. Je réglais mon allure à son souffle et aux lointains battements de son cœur. Nous faisions corps ainsi pendant quelque temps, puis les mètres nous séparant finirent par s’étirer. J’arrivais à Arnuva, ému et décidé. Elle avait joint les mains en joignant pour me signifier son remerciement. Il était de temps d’amorcer la longue et lente montée menant au Grand Col Ferret, au sommet un rendez-vous j’avais fixé. J’étais déterminé. Vite, le temps de se revêtir d’habits chauds, je repartais quelques minutes avant les derniers délais. Désormais, j’avais l’idée fixe de franchir cette étape qui revêtait pour moi de la plus haute importance. Les derniers hectomètres se firent dans le jour baissant, la bruine, le froid, le vent et un léger brouillard. Et puis j’entrevis la tente du point de contrôle. J’étais au rendez-vous et j’adressai un message à celle que j’aimais effleurant mon vieux téléphone de la pulpe des doigts. La pancarte devant moi indiquait « Grand Col Ferret – 2537 m ». Je lui disais un dernier je t’aime, mes mains gelés et mon corps se glaçant. Ces quelques mots d’amour et d’émotion m’avaient là-haut. Ils étaient ma raison d’être et toute mon énergie à cet instant précis.
Je remis mes gants et m’élançais dans la descente. J’étais dans la course maintenant et plus rien ne pouvait désormais m’arrêter. J’arrivais à Chamonix le lendemain, tapant dans les mains tendues par la foule, jusqu’à la ligne. L’autre présent d’amour que j’avais adressé était un grand bol rouge. J’avais acquis deux poteries identiques dans une petite boutique du centre-ville. J’espérais sans trop y croire qu’un jour les deux bols rouges se retrouveraient.
Quelques semaines plus tard, les deux bols trônaient sur la petite étagère de la cuisine, dans sa maison… Et nous partagerions encore nombre de moments calmes et paisibles, de décors majestueux de cimes, de forêts de montagnes, de routes et de chemin, de repas sur ta table, de sensuels touchés et de simplicité. Et je te verrais encore discrètement te maquiller devant la glace, quand l’envie te prenait.
Laura pénètre dans la chambre à peu près ordonnée. La chambre 230 est spacieuse et confortable. J’ai déjà ouvert mes stores alors que le jour paresse à se lever. Au dehors, le parc de la clinique bien que paré des couleurs de l’hiver offre un décor apaisant avec son petit kiosque blanc au-devant d’où s’évaporent en danses provocantes les odeurs d’âmes et de tabac des fumées des premières cigarettes.
« Comment allez-vous ce matin Monsieur ? ».
« Ca va très bien et vous-même comment allez-vous ? ».
« Très bien merci ! » me dit-elle pleine d’énergie avec son air rieur. Je prends ma petite bouteille d’eau, elle me tend mon cachet et j’avale, radieux, mon élixir du matin. Laura est déjà de ma chambre sortie. Et je me sens bien. Me voilà reparti.